Accomodements dans la lutte des sexes

 

 

 

 

 

 

Les riches, il faut le dire, ne cultivaient ni ne protégaient plus les Arts, attendu qu'il était avéré qu'on pouvait acheter n'importe quelle oeuvre contre un peu d'Argent, de dégraissages en dégraissages, ils avaient peu à peu évacué de leurs vies toutes ces broutilles pour les dédier entièrement au service du seul Dieu vivant, celui qui monte et qui descend : l'Economie.

Aussi, au lieu de se rendre à l'Opéra pour s'admirer les uns les autres comme ils en avaient coutume autrefois, les riches allaient-ils tout simplement à la Bourse écouter en direct et sans intermédiaire la musique et les chants sonnants et trébuchants de la Monnaie. On voyait les dames de la bonne société y arriver en grande toilette et en chaise à petits porteurs, qu'afin de leur faire suer jusqu'aux derniers centimes de leurs dettes, elles fouettaient avec cette hystérie particulière qu'elles réservent à leur maris en privé et aux pauvres en public. Là, ayant prêté quelques instants l'oreille aux vociférations et aux hurlements des Possédés et des Augures de la Finance, elles divorcaient et se mariaient selon les Cours et épousant les caprices des Marchés dans l'espoir d'arrondir leurs rentes. D'autres à la démarche à peine moins assurée et oserait-on dire plus pesante, à peine touchées encore par un léger frôlement d'âge, le ventre plat et finement fripé et restées très jeunes filles au fond d'elles mêmes préféraient spéculer sur de jeunes étalons qu'elles se désignaient l'une à l'autre en prononçant à voix basse la formule magique rituelle brillant jeune homme.

Voilà donc à quoi se résumait la vie sexuelle de toutes ces jeunes filles, les fringantes comme les moins fringantes, mis à part un ou deux nègres qu'elles faisaient émasculer sous leur yeux de temps à autre lorsque la limpidité séraphique de leurs rêves tendait à se troubler un peu. Mais je vois que j'use et abuse de l'expression "jeune fille" au risque de ne pas bien me faire comprendre de mon lecteur... Il faut dire que la condition des bourgeoises s'était considérablement améliorée depuis le temps lointain de l'invention de la bonne qui les avait définitivement libérée des tâches ménagères et celle de la nourrice qui les avait tout à fait affranchies de l'élevage des enfants. De morosité en sorosité (et retour) et de féminitude en femellitude elles avaient fini par se libérer tout à fait de ce qui jusqu'alors avait constitué le coeur de l'infériorité féminine par le recours systématique aux mères porteuses.

L'institution des mères porteuses vers quoi avait fini par converger tout l'humanisme et le progrès humains avait en effet l'immense mérite d'arranger tout le monde.
Les hommes avaient fini par s'y accoutumer parce que l'insémination artificielle d'une vierge de pauvre à la sexualité entièrement contrôlée leur garantissait une parternité sans soupçons, trahisons, ni faille et les débarassait une fois pour toutes de la sempiternelle jalousie de leur chieuse dont leurs pieuses intromissions ne parvenaient de toutes manières pas à étouffer les baillements ni les ronflements.
Les femmes après quelques mouvements de sainte horreur, s'avisant que le sexe féminin de l'avilissement duquel il avait été un instant question n'était de toutes façons pas le leur, s'en étaient trouvées entièrement liberées non seulement des tracas et des douleurs de l'enfantement, mais aussi des déformations inopinées du corps, des rondeurs superflues et surtout définitivement affranchies de l'indigne, pénible et récurrente corvée du cuissage qui est tout ce qui salit la femme et la sépare de l'ineffable et pure félicité de l'Ange à quoi son destin autrement la destine.

Bref l'Héritage enfin allait où il devait sous haute garantie technique et scientifique, mais les mères porteuses eurent en outre un effet extrêmement bénifique sur l'ennoblissement de la race bourgeoise.
Le bourgeois en effet - c'est là son moindre défaut - souffre en permanence de son extraction ignoble. On peut assez justement dire que le désir de particule est son destin(g) en quelque sorte. Et donc, après une période échevelée de clonages en tous genres, on s'avisa qu'un zeste de Michel-Ange, une pincée de Mozart, et même - pourquoi pas - un brin de Napoléon anobliraient un peu un génome d'origine notoirement obscure sinon contestable. Evidemment il y eut des abus et la concentration outrancière de gènes d'Einstein finit par causer des dommages difficilement réparables à quelques lignées connues dans la finance.

Quant aux mères porteuses, elles eurent à bénéficier de tous les perfectionnements que la grande Raison bourgeoise a su inventer depuis les balbutiements des premiers camps d'extermination de pauvres où se forgea une fois pour toutes la grandeur de l'Angleterre jusqu'au pré-classicisme d'Auchwitz et de Mauthausen, pour ne rien dire de l'admirable et imperfectible rationalité de l'élevage des poulets dans le Middle West. Totalement immobilisées neuf mois durant afin de ne pas compromettre la survie de leur précieux locataire, bourrées de médicaments aussi divers que propices, elles étaient en outre équipées de lunettes extrêmement sophistiquées sur lesquelles on leur projetait en permanence les épisodes variés de la célèbre série "Dallas", les aventures des princesses de M. et de temps en temps - car la vie n'est pas qu'une partie de plaisir - la triste fin de Lady D. [...]

Quant aux hommes, les plus fortunés ne se rendaient à la Bourse qu'en se déplaçant sur une sorte de tapis déroulant et fait des corps nus et dorés de ces femmes qu'on appelle si justement mannequins pour bien les différencier des poupées gonflables qui quoique de facture plus synthétique sont du moins arrondies aux bons endroits.
Le long de l'allée monumentale qui menait à la Bourse s'assemblait en permanence une foule de robots, de journalistes et d'économistes plus ou moins distingués qui roulaient des yeux éperdus de ravissement tout en ahanant nuit et jour "Les Marchés ! Les Marchés !". Du sein de cette foule immense et presque entièrement automatisée se détachait de temps à autre un journaliste ou un chroniqueur qui saisi d'une sainte transe, les yeux injectés de sang et l'écume aux commissures des lèvres, se mettait à hurler son CAC 40 ou son Nikkei (le bien nommé - souviens-t'en petit épargnant) en pointant son bec en avant comme le coucou d'une horloge suisse (le temps c'est de l'argent) à chaque donnée qu'il éructait.

 

 

 

 

 

 


Notes:

 1 - Le lecteur attentif aura sans doute remarqué que tous les exemples cités sont rigoureusement réels. Toute ressemblance avec quoi que ce soit d'imaginaire serait purement fortuite.

2 - Loin de moi l'idée de suggérer que les riches soient nécessairement cannibales. J'en connais même quelques uns qui se croient sincèrement végétariens. Simplement, des épidémies dont l'ampleur fantastique devait tout à la rationalisation des conditions d'élevage avaient eu raison des principales races d'animaux domestiques ou bien les avaient rendues rigoureusement impropres à la consommation et quant aux espèces sauvages, vous savez déjà comme moi ce qu'il en advint...