Publier - Se servir

 

 

 

 

 

Auparavant un auteur pouvait tirer quelque satisfaction d'être publié. C'est à dire de ce qu'un commerçant se soit résolu à utiliser son ouvrage comme article de son commerce. Le nombre et le numéraire que tiraient  l'imprimeur et l'éditeur de l'oeuvre en question suffisaient à asseoir les  gloires. Gloires secondes assurément puisque ficelées au plus près du tintement des tiroirs-caisse comme gamelles à la queue d'un chien et soumises aux priorités des budgets publicitaires. L'auteur se vengeait en secret d'une telle dépendance en se flattant que la notoriéité de son livre durerait plus longtemps que la maison d'édition qui l'avait publié. Ce n'était pas toujours le cas.

Et puis l'argument va s'effritant depuis que les chanteurs de variétés, les gangsters et les acteurs de cinéma se vendent plutôt mieux que les classiques. Hé ! Mais pourquoi voudrait-on qu'un commerçant prenne des risques s'il peut l'éviter ? Sa vocation n'est après tout pas d'être un saint ni un héros. Sait-on seulement combien il se pourrait trouver d'auteurs qui se hasarderaient à faire preuve ne serait-ce que de la moitié du courage de leur éditeur ? C'est à voir. Quoiqu'il en soit, il est considérablement plus aisé de faire du nombre avec du nombre que de parier sur de l'unique. Aussi la décision de publier tend-elle sagement à s'appuyer davantage sur la notorité préalable des signataires que sur un contenu dont-il n'est pas toujours aisé de prévoir les conséquences financières. "Faites-vous connaître et l'on vous publiera". C'est dire combien publier ne sert plus guère à faire connaître ce qui ne l'est pas. C'est dire aussi combien ce dont la fonction était d'abord de rendre public s'est développé jusqu'à l'inverse : faire connaître ce qui ne l'est déjà que trop. L'exemple de pareille inversion, aurait dit Hegel,  n'a certes rien unique.

Il existe beaucoup d'autres façons d'évaluer la pertinence ou l'importance d'un ouvrage. Mais elles ont presque toutes en commun d'être liées à l'usage qu'en fait le public. Or, force est de constater que le public s'en trouve le plus souvent embarrassé, comme d'ailleurs de la plupart des autres choses qu'on lui vend.
Ainsi l'usage final d'un livre consistera à le placer sur une étagère. Celui d'une oeuvre plastique, sera d'occuper quelques mètres carrés ou quelques mètres cubes vacants dans un salon ou un vestibule, une salle de séjour ou un boudoir, l'intimité jalouse d'un coffre fort ou celle plus chaude des toilettes.
On les voit bien plus rarement hanter la laborieuse fièvre d'un bureau, d'une cuisine ou d'un atelier. 

Et donc, au delà de ce qui, à défaut d'incarner l'esprit du temps, incarne plus sûrement l'esprit du tas, une façon bien plus directe d'évaluer l'importance d'un livre serait peut-être d'évaluer le nombre de lecteurs dont la vie, la pensée ou la conduite se sont trouvées, sinon bouleversées, du moins vaguement infléchies par sa lecture. Un indice, pour ainsi dire minimal d'un tel effet pourrait être par exemple la quantité de lecteurs qui se seraient sentis contraints d'entrer en contact avec l'auteur, ne serait-ce que pour tenter avec lui de pousser au delà.
Ce qui importe au fond, d'un livre, ce n'est pas la gloire dont la postérité s'incline à son propos, mais plutôt l'évidence qu'elle pense - par, peut-être, mais surtout - au delà de lui.
La valeur d'un livre est celle de tout vivant, soit son aptitude à faire des petits. Son aptitude à servir de pont à l'espèce. Son aptitude à faire commune. Et c'est assez différent. Qu'il soit fameux, et qu'on en parle, ce n'est jamais question que de valeur d'échange, du son dont ordinairement trébuche et se perd ce qui tisse la foison du temps,  le contraire de l'usure, l'usage,

Lire, c'est "ne plus servir, se servir" comme disait un ouvrier marseillais vers 1900.