Vivre à hauteur des images

 

 

 

 

"Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation".

Guy Debord -  La Société du Spectacle - Champ Libre, 1972

                      



De cette phrase qui - on s'en souviendra - ouvre "La Société du Spectacle" il se peut bien que certains lecteurs n'aient pris la peine d'interroger assez le choix des mots. Et pourtant, comme on sait, le fil d'or est ténu, et il s'en faut souvent de peu qu'en matière inaugurale le moindre glissement n'introduise une erreur. De pareil soupçon on peut en l'espèce aisément laver Debord, mais pas tous ceux qui ont cru le suivre.

L'expression "Tout ce qui était directement vécu", par exemple, est d'une prudence remarquable, et ne laisse pas un intant à penser que le tout pourrait - en tant que tel - être"directement vécu". Il est seulement et très simplement posé que du tout, quelque chose au moins est "à vivre" - ce qui est indéniable - sans que pourtant par là quoique ce soit d'autre soit dit de la nature du Réel, ce qui  - pas moins indéniablement - n'aurait pas manqué de fournir la source d'une erreur, sinon de plusieurs.

De même, "directement vécu", fait très probablement référence au vécu pris dans sa globalité. Aucune précision n'est apportée - pas plus qu'aucune supposition n'est faite - quant à la nature de ce vécu. Paticulièrement, rien n'indique que ce vécu pourrait d'une quelconque manière se réduire à un perçu.

Enfin, ce "directement vécu" n'induit rien de particulier quant à la nature du Réel, et plus précisément, il n'est pas du tout écrit que le Réel serait généralement constitué de choses ou de formes qui pouvaient se vivre auparavant "directement".

Par ailleurs, "directement" s'oppose à "éloigné" et "vécu" à "représentation"...

Debord emploie spontanément le mot "représentation" là où ses suiveurs ont souvent lu le mot "image" que Debord emploie d'ailleurs aussi, mais - au moins pour un cinéaste - avec une parcimonie qui aurait dû laisser à penser.

En tous cas, il assez aisé de se rendre compte que lorsqu'il utilise le mot "image", Debord ne fait aucunement référence à cette belle définition de Reverdy qui constitue depuis l'origine le fond de la sémantique surréaliste de ce terme.

Or, s'il se trouve que toute représentation est une image, toute image - au sens de Reverdy - n'est pas une représentation.

Car représenter, c'est avoir une position particulière à l'égard du Réel. C'est en quelque sorte en tenir lieu, c'est s'en faire donc, le lieutenant. Par exemple, la lettre "a" tient lieu du son "a".

La représentation repose sur une convention, c'est à dire une décision. Rien ne prédisposait la lettre "a" à représenter le son "a". N'importe quoi d'autre aurait pu faire l'affaire. Il a fallu qu'il en soit décidé ainsi. Comme un député ordinaire, la lettre "a" s'est trouvée être élue. C'est dire l'arbitraire du signe.

On s'avise généralement peu que normalement, il doit en aller de même d'une image réaliste, peinture, photo ou cinéma... Celui qui confond innocemment un bout de papier coloré ou un bout de pellicule avec mon visage prend ses responsabilités. Le bout de papier ne lui fera probablement aucun mal, mais mon visage lui en réserve des vertes et des pas mûres s'il abuse tant soit peu de ma patience dans la conformité de ses décisions perceptives. Je ne suis pas ces tâches colorées. Je ne suis pas cela du tout.

Mais, la convention en a décidé autrement. Personne pourtant ne vous oblige à la suivre, chien que vous êtes ! Ceci n'est pas une pipe. Le Réalisme suppose la soumission. Il la renforce. Le Réalisme, par construction, c'est l'oeil et la voix du maître.

Le Réalisme parle de vérité, de nature. Il se prétend adéquat aux choses. Car le réalisme croit qu'il y a des choses. Il déclare qu'il y a des choses qui me ressemblent, qui ressemblent à cette chose qu'il prétend que je suis, et d'autres qui ne me ressemblent pas, ou moins. Evidemment, pour se figurer un seul instant que cette platitude picturale puisse avoir le moindre rapport avec moi - qui suis si rond - il faut être gonflé. Plus précisément, c'est affaire de crédit. Il faut y croire. Je lâcherai toujours la foi pour l'ombre. Je n'y crois pas.

Chaque fois que le Réalisme parle de vérité, évidemment, il ment. Car la carte n'est pas le territoire, le modèle n'est pas le Réel. Car la vérité est mobile alors que le Réalisme n'est qu'un gel, une pétrification d'habitudes. Le Réel est ce qui surprend, la Réalité du Réalisme ne surprend guère que par la persévérance éhontée de ses mensonges.

Depuis le 14 ième siècle - au moins - la puissance et l'extension du Réalisme dans le monde n'ont fait que croître de manière littéralement explosive. On croit que l'art s'est éloigné du Réalisme, mais cela ne vaut que pour les "beaux" arts. Cela ne vaut que parce que l'on veut bien oublier que le mot art désignait naguère toute l'industrie humaine. En fait, très simplement, ce qui était du domaine de l'aléatoire, du talent du maître, voire du miracle, ce qui marchait parfois et parfois pas, marche désormais à coup sûr. La représentation du réel fonctionne désormais à volonté. Le Réalisme a atteint son but. Presque. Ce qui contenait une part de talent et de chance s'est simplement démocratisé, industrialisé en photographie, cinéma, télévision, virtuel. Et ces produits du Réalisme ont pris une extension considérable, ils sont partout. Jamais aucun siècle n'a été plus réaliste que le nôtre, et le prochain selon toute vraisemblance fera encore mieux.

Le Réalisme ne dit rien d'autre que "ceci est cela". Et toute la chiennerie rétinienne d'acquiescer du même "she" - la forme du "oui" servile en chinois. D'acquisecer dans chaque regard, dans chaque geste - "Oui, cela est !". A ce degré d'instinctuel, l'aliénation devient si creuse qu'elle donne le vertige.

Aussi le sommet du Réalisme est-il effectivement atteint - comme l'exprime spontanément le vulgaire - dans l'argent qui représente tout. Et dont le mouvement est, dans les actes et dans leurs effets, la soumission totale à la représentation. Et l'on qualifie justement de réaliste celui qui est capable de prendre un billet vert pour un bouquet de d'églantines.