L'intégrisme stade suprême du capitalisme


"La religion, c'est le concierge de la totalité" 

   Sophie Chauveau     

Misère de l'homme sans Dieu


La faiblesse constitutive de l'intégriste, c'est d'être irrémédiablement cet homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours. Plus précisément encore on peut dire qu'il est l'homme qui n'a essentiellement rien vu.

Misérable représentant, lieutenant et homme d'affaires du mystique, on conçoit aisément que chaque instant de sa vie nie point par point l'expérience de celui dont il s'autorise à paraître. D'ailleurs il ne vit pas. Ni son dieu, ni rien d'autre. Il lui semble assez suffisant d'y croire et de prouver ainsi par l'exemple que "quand le sage montre l'arbre, le singe regarde le doigt".   

L'intégriste ne saurait en rien atteindre au religieux, en ce que pour lui la parole divine n'est jamais en question. Son attachement au détail révèlent l'infinie distance qui le sépare de ce que tous les textes affirment comme l'ineffable au delà de tous les détails: Dieu.

Mais dans une époque où l'on ment sensiblement mieux que l'on ne respire, il n'est guère étonnant que l'on nomme intégristes ou fondamentalistes ceux qui sont si manifestement tout le contraire.
Car fondamentalistes, ils ne le sont pas puisqu'ils s'attachent à la lettre d'une religion et non à l'expérience pratique des prophètes et des mystiques qui la fonde.
Et intégristes, ils ne le sont pas davantage puisqu'ils s'attardent à d'oiseux détails rituels, et manifestent avec une pointilleuse précision leur oubli total de l'Un.
En lieu et place de cette merveilleuse quête du Divin qui de tout temps a jeté les hommes en une interrogation passionnée, incessante et patiente de la parole et du monde, l'intégrisme clos les questions. De l'oracle divin, l'intégrisme fait assez simplement recette.

  L'intégrisme n'est pas à parler proprement une pratique religieuse. Quoique sa force certes soit certes toute pratique. Observant un mutisme rituel sur tout véritable souci d'un au-delà, l'intégrisme garde les pieds sur terre et répète simplement "nous faisons ceci", ou encore selon sa perspective réelle: "qui ne fait pas ceci n'est pas nous".

  L'efficace de cette assertion est immédiate, et cette immédiateté est sa preuve. Par là elle échappe à tout doute, tout comme la monstration: "cela est". Mais cette immédiateté n'est pas Dieu, ce n'en est que le spectacle. En son mouvement effectif, l'intégrisme est identique au nationalisme dont la preuve ultime est également "nous faisons ceci". S'il n'y a pas d'affirmation plus convaincante de l'identité, il n'y a pas non plus d'évidence plus claire de l'erreur fondamentale de toute identité 1. Car il n'importe aucunement pour le mécanisme que le ceci désigne Dieu ou n'importe quoi d'autre.

  L'effectivité de l'intégrisme, c'est de paraître l'acte fondateur du social en marche. Et cet acte n'est pas un contrat. Malgré tout ce qu'il peut avoir d'obscur, une chose est certaine et chacun en a la prescience intime, le ceci qui fait le nous lorsqu'il est vu en transparence a toujours la couleur du sang d'un homme 2.

 On pourrait un instant songer que l'accent que met l'intégrisme sur le rituel pourrait s'enraciner dans une sorte de passion technique. Mais c'est inexact. Blème emblème de la chute, l'intégrisme est là aussi en deça. La technique et l'art comme passions procèdent plutôt d'une invite, d'un "faisons ceci!". L'accent est sur le faire et sur le ceci, le nous est tout implicite, comme un plaisir de convivialité. Il est de l'ordre du miracle, de la rencontre. C'est l'attente d'une répartie, d'un autre, d'un vrai autre. Si nous ne sommes pas libres d'être ou non une espèce technique, c'est d'être une espèce technique qui nous fait libres.

 L'art est pour l'art, il est gratuit. Ne sont à vendre que ses cendres et ses scories. La technique, plus pudique ou plus hypocrite, aime à se croire voilée des oripeaux fort transparents de l'utilité. Le rite lui,  ne vaut que d'être voie. Ou rien du tout.

 Dieu dit "faites ceci en mémoire de moi". Le propos est clair, il relie le quotidien à l'au-delà. Comme l'art et la technique, il est invite et n'a de sens et d'efficace religieux que comme tel. Il pose une liberté. Il faut être intégriste pour y entendre un commandement. Manger et boire sont l'un et l'autre des contraintes et des plaisirs du vivant, on peut y joindre ou non la mémoire de Dieu. Dieu ne commande rien. Quant à ce qu'il veut, la Nature y pourvoit.

Mais l'intégrisme, absent et donc déçu du coeur battant de la simplicité divine, doit absolument faire diversion et cacher qu'il a tout manqué. Il lui faut donc en rajouter. Impuissant à percevoir l'au-delà dans ce qu'il a - pourtant - sous les yeux, il veut du spectacle. Il faut que cela crève les yeux de peur que ceux qui à qui il en aurait poussé ne voient. Mouche du coche absolument prisonnière du profane, profanation lui même en paroles comme en actes, il ne conçoit de puissance divine que policière. Petite puissance d'un dieu qui en serait venue à dépendre du zèle des gendarmes.

Il faut dire aussi que l'efficacité pratique de l'intégrisme repose essentiellement sur la répétition. Il ignore ce que parler veut dire et que répèter n'est pas dire. C'est un trait qu'il partage avec le Spectacle. Mais le Spectacle n'a que faire d'un dire, connaissant la répétition pour le fondement de la Marchandise

Répéter Dieu ou sa parole est un blasphème, c'est même plus précisément le blasphème. Satan c'est l'Imitateur. Dieu n'a pas d'interprètes, il S'interprète, ou, ce qui revient au même, pour l'interpréter, il n'est pas question d'être à Lui, il faut être de Lui 3

Du spectaculaire intégré intégriste


L'intégrisme est une amélioration. Plus profondément et plus parfaitement que ne l'ont été le fascisme et le nazisme, il est l'archaïsme techniquement outillé.4".

Le fascisme vivait d'un signe (d'insignes)5. L'être lorsqu'il n'est pas processus se vide et se fait avoir. Le nazisme se fondait sur un avoir, une propriété qui définissait l'appartenance au bon groupe. Dans l'un et l'autre cas, cela laissait toute latitude quant à redéfinir à tout instant la sémantique possible, au gré des exigences de la politique ou des caprices du leader..

L'intégrisme fonde d'un seul coup tout le sens: "nous faisons ceci". Il ne se repose jamais dans la certitude d'un avoir ni dans la simple sécurité mnémonique d'un signe. Il est un souci pratique permanent, l'affirmation sans cesse recommencée d'un nous par ce ceci que nous faisons. Il ne suffit pas de posséder le signe ou la propriété, il faut observer toute la pratique.

Le néo-libéralisme est un intégrisme non seulement en ce qu'il invoque les lois de l'Economie avec la même ferveur méticuleuse que l'intégrisme religieux dans le détail quasi fractal de ses pratiques, mais aussi plus profondément en ce qu'il prouve partout qu'il préfère le respect de quelques rites étroits au développement économique qu'il prétend être sa raison sociale.

Cependant, un intégrisme religieux s'appuie - par construction - sur une doctrine ou un ensemble de textes relativement anciens et cette antiquité assure qu'ils sont vaguement compatibles avec la survie de l'espèce humaine, sinon toujours dans la théorie, au moins pour les périodes couvertes, dans les faits. L'intégrisme économique se différencie donc du religieux quant à la pensée du long terme.

En effet, de leurs creusets d'origine, les intégrismes religieux conservent un peu du sens de la valeur de l'action humaine consciente, limitée par la volonté divine certes, mais centrale. L'intégrisme économique au contraire en enchaînant toute pensée et toute action aux prétendues lois de l'Economie, évacue la responsabilité humaine en une sorte d'Inch Allah" genéralisé

Au temps où Dieu s'asseyait encore volontiers sur les lois de l'Economie, chacun savait - ne fût-ce que très vaguement - où était le bien et où était le mal et se trouvait donc en mesure d'agir devant l'adversité. Lorsque l'on se trouvait à bout de ressources ou d'imagination, il restait encore possible de prier, ce qui marchait quelquefois et était tout de même mieux que ne rien faire du tout.

Le contexte de l'intégrisme économique est tout différent car l'Economie, par une mimique de ce qu'elle voudrait que chacun ait compris des sciences naturelles se présente comme fatalité. Quelques veilleurs 6, cependant ne sont pas dupes car que ce soit affaire de choix ou de profession, ils n'ont guère loisir de perdre de vue cette évidence qu'entre autres particularités qu'elles offrent, les Lois de l'Economie sont les seules lois naturelles qui n'ont d'effet que par l'emploi de la force publique.

Un facteur aggravant du fatalisme dans le cadre particulier de l'Economie de Marché pose en somme que si chacun - individu ou groupe - s'occupe de ses intérêts, les vaches seront bien gardées et l'intérêt commun en sortira, telle Minerve de Jupiter.

On peut juger assez exactement de la véracité d'un tel point de vue on le prolongeant sur son terrain même. Le discours de la vulgarisation économique fait en effet un large usage des comparaisons automobiles: voyants, tableaux de bord, coups de frein et d'accélérateur, moteur grippé, surchauffe, rien semble-t'il n'y fait défaut. C'est une analogie agréablement simple qui pourvoit chaque jour à la compréhension des choses économiques aussi fermement et efficacement que le catéchisme aux divines.

Des pédants - universitaires pour la plupart - objectent que cette simplicité est outrancière et tait les subtiles complexités de l'Economie comme aussi les affres où se trouvent jetés les décisionnaires.

Ces fâcheux pèchent évidemment par paresse à leur habitude, car à pousser la comparaison automobile un peu loin, ils verraient assez que la logique en reste fidèle jusqu'à son terme qui est l'embouteillage, et que n'importe quel automobiliste a tout loisir d'expérimenter intimement la véritable condition des décisionnaires de tous niveaux lorsqu'assis dans sa portion privée du bouchon, lui aussi attend la reprise...

Au vrai, religieux ou économique, l'intégrisme n'est guère que le voile de pudibonderie qui couvre mal cette indécence: l'homme, qu'il soit seul ou en groupe, a droit à 24 heures de liberté par jour.7.

En fait de liberté, le début de ce siècle ne nous donne donc le choix qu'entre le goupillon et le goupillon. Mais bien que dans l'un et l'autre cas le lieu effectif du culte 8 couvre la société toute entière, il paraît raisonnable de penser que l'intégrisme religieux saura beaucoup mieux traiter les engorgement aux abords des mosquées  et des églises 9 que l'intégrisme économique ne gère actuellement les embouteillages aux accès des lieux de consommation. Car l'intégrisme religieux n'attend pas benoîtement que l'initiative privée veuille bien paraître, il la suscite au besoin ou pallie fermement à son absence par tous autres moyens y compris ceux de l'Etat10.

On peut penser que la fusion désormais visible 11  et d'un intérêt presque aussi soutenu que la vieille opposition Est-Ouest de ces deux simulacres du religieux ne devrait pas tarder à offrir à l'espèce humaine les dernières des satisfactions.


2005-12-23
P. Petiot
CSS Texte 2.0

1 - La vieille magie n'errait point qui voyait le pouvoir sur l'être dans le savoir du nom. .Viens çà, petit, et dis moi qui tu es que je t'enferme dans une boite.

2 - René Girard récemment et quelques autres avant lui..

3 - Ainsi que le disait un noble à ceux qui l'arrêtaient: ""Vous êtes au Roi, mais moi, je suis du Roi"..

4 - Selon la formule de l'Internationale Situationniste et bien plus concrètement selon les pratiques des religieux Iraniens qui, durant la guerre Iran/Irak, saignaient à blanc les prisonniers irakiens afin de transfuser leurs blessés, administrant ainsi au monde une preuve supplémentaire de l'infériorité raciale des nazis qui, quoique pas moins Aryens n'étaient peut-être pas intelleectuellement armés pour songer à pareil emploi industriel des restes humains.

5 - Croix gammée n'est point croix gommée.

6 - Mystiques, philosophes, révolutionnaires ou truands.

7 - Louis Scutenaire.

8 - Qu'il s'agisse des hypermarchés ou des autres lieux de consommation touristique.

9 - Par exemple en éliminant physiquement tous les croyants qui n'observeraient pas l'intégralité des pitreries prescrites, c'est à dire en fait, comme l'ont montré Pol Pot et quelques autres, autant de croyants qu'on veut..

10 - Dont on se souviendra qu'il n'est rien d'autre que l'exercice légitime de la violence.

11 - Non seulement visible, mais d'un intérêt presque aussi soutenu que la désormais obsolète opposition Est-Ouest qu'elle vient opportunément remplacer.

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