De l'anarchisme, du marxisme, du surréalisme

et de quelques autres ismes
pris dans les rides du temps


 

  1. L'anarchisme, le marxisme et le surréalisme paraissent, vus d'aujourd'hui, cloués dans leur passé.



  2. Le marxisme est du moins sur ce point sensiblement différent des deux autres, dans la mesure où sa "grande époque" est nettement postérieure à celle où vivait son fondateur. Si Marx joua bien un rôle dans l'émergence d'un mouvement ouvrier, il demeura celui d'un relativement modeste serviteur.
    De son vivant, Marx fut très peu connu, et son oeuvre presque complètement. Elle le demeurait encore à la mort de son compagnon Engels. Ce dernier parvint quand même à donner à Marx le rôle fictif de fondateur et d'initiateur du mouvement socialiste.
    La "grande époque " vint bien plus tard, après la Révolution Bolchevique à la fondation de la troisième internationale. Le Marxisme parut alors comme la doctrine officielle d'un Communisme apparemment triomphant. Pour autant, les ouvrages de Marx demeuraient largement inaccessibles et, pour l'essentiel, inconnus.
    Une quatrième époque fut celle de la coupure du monde en deux blocs, dont l'un adopta le Marxisme comme idéologie. C'est à cette époque seulement que l'oeuvre de Marx devient réellement accessible -- ce qui parut être fatal à son rôle idéologique.
    Pour autant, comme l'anarchisme et le surréalisme, le marxisme semble être difficilement séparable de périodes historiques auxquels ils sont associés. Ils le demeurent exagérément, et bien davantage que le sont généralement des doctrines, des philosophies, des mouvements, etc.



  3. Il est pour une part normal que l'anarchisme reste associé à la révolution industrielle à laquelle il a largement contribué par l'accroissement du coût du travail et la formation des travailleurs. Il est dur alors d'en isoler la pensée d'un mouvement historique, décimé entre les deux guerres, et largement digéré dans les syndicats et les partis de gauche d'après-guerre.
    Dans ce cas, il serait normal que l'anarchisme soit revendiqué par ces derniers, au moins comme pensée des précurseurs, comme origine historique. Il devrait même être largement revendiqué comme un pan de l'idéologie dominante, ne serait-ce qu'au nom des valeurs de liberté et de solidarité. Il n'en est pourtant rien. Comme si, contradictoirement, l'anarchisme gardait toute sa force subversive en demeurant pourtant enfermé dans le passé. Et l'on préfère se réclamer de pensées et de penseurs plus anciens.



  4. En un sens, une pensée anarchiste n'a jamais existé, et moins encore une doctrine ou une théorie ; seulement un mouvement multiforme. Le mouvement d'auto-émancipation du monde ouvrier est au fond le seul identifiant de l'anarchisme.

    Les pensées, les idées, les théories, sont plutôt éclatées en trois grandes familles : le communisme, l'individualisme et le syndicalisme. D'autre part, les théoriciens de l'anarchisme ne furent jamais les dirigeants et les organisateurs des mouvements. Jamais d'ailleurs des organisations ne se construisirent sur des théories, mais plutôt sur des objectifs pragmatiques : journée de huit heures, mutuelles, etc.

    En conséquence, le mouvement anarchiste a été travaillé par une double contradiction. La première est "doctrinaire" entre le communisme et l'individualisme, la seconde est "stratégique" entre syndicalisme révolutionnaire et anarcho-syndicalisme. (Le premier tend à ramener l'organisation politique à l'organisation industrielle, contrôlée par les travailleurs par branches d'industrie, le second, par des Unions Locales, à ramener la production des biens et des services à l'organisation locale de la vie.).



  5. En remettant ainsi les choses à leur place, on peut considérer Marx comme l'un des théoriciens du mouvement anarchiste, avec cependant une singularité particulière : l'époque où il vécut le place parmi les précurseurs, et celle où son oeuvre fut connue est postérieure à l'écrasement du mouvement révolutionnaire.



  6. Quand l'anarchisme, le communisme, le socialisme, se veulent une révolution dans la civilisation, le surréalisme se veut une révolution de civilisation. C'est ce qui fait son ancrage à la période révolutionnaire des années vingt, et son ambiguïté. Le mouvement surréaliste historique est paradoxal : sa prétention est démesurée, et son activité réelle se distingue mal de celle d'une école artistique à la mode.

    Cet écart est particulièrement flagrant au cours de la première période, celle de La Révolution Surréaliste : nouvelle réforme de l'entendement, fonctionnement réel de la pensée... Le Surréalisme se veut une Renaissance, non pas de (l'antiquité dans) l'Occident Moderne, mais de (toutes les civilisations dans) l'humanité entière. Il est donc une critique radicale de la modernité, dont l'époque faisait d'ailleurs pressentir l'urgence. Et pourtant, le mouvement réel ne donne pas vraiment l'image de ses ambitions.



  7. Le mouvement surréaliste n'avait sans doute pas d'autre alternative que de se fixer dans un moyen terme, entre une avant-garde artistique et une révolution de l'esprit : celle de devenir un mouvement d'artistes engagés pour la révolution prolétarienne. C'est ce que dénote dans un deuxième temps le titre du nouveau journal : Le Surréalisme au service de la Révolution.

    Ce moyen terme n'ôte pas complètement les ambiguïtés précédentes et leur ajoute celles qui étaient propres à cette révolution : écrasement du mouvement ouvrier réel dans les pays où la révolution échoue, mais même dans ceux où elle réussit en principe, triomphe du marxisme officiel qui est en réalité l'occultation de la pensée de Marx et de tous les autres théoriciens de la pensée anarchiste.

    Sous le couvert du marxisme, c'est en réalité tout le rationalisme bourgeois des lumières qui est remis sur pieds, c'est à dire toute la pensée pré-contemporaine.



  8. Mouvement d'artistes, le mouvement surréaliste n'était pas pour autant un mouvement artistique, du moins pas un mouvement artistique tel qu'il pouvait s'inscrire dans le monde de l'art, pour ne pas dire le marché de l'art, au début du vingtième siècle. Cela parce qu'il changeait la fonction de l'art. Il n'était pas le seul.
    Indépendamment des positions politiques prises, le surréalisme, comme l'essentiel des avant-gardes artistiques du début du vingtième siècle témoignait d'un malaise de l'art occidental, ou plutôt de l'occident envers l'art.



  9. L'art n'aurait été que la simple décoration d'un monde utilitariste, voire un "supplément d'âme". La critique d'un tel état de fait ne saurait se conclure par la revendication d'une plus grande place faite à l'art, que ce soit sous forme de décoration, ou de supplément d'âme. À ce compte, il aurait été plus judicieux de penser à la disparition de l'art en tant qu'activité séparée de l'utile, ou encore à une remise en cause de l'utilité de toute chose.

    Je ne suis pas sûr que le surréalisme soit allé très au-delà du symptôme. Il a rejeté l'esthétique au profit d'une exploration du fonctionnement réel de la pensée. C'est une excellente hypothèse de travail, mais elle est un peu juste pour une entreprise qui s'inscrivait essentiellement dans l'art et dans la poésie.



  10. Dans la société bourgeoise (Burger, citoyen), l'art devient marchand. L'art moderne est dans un marché, comme il a pu être dans les temples ou les palais. <>

    Il n'est pas évident que l'essentiel de la production artistique se concentre dans des objets (d'art) de telle sorte que le marché de ces objets puisse devenir le seul territoire de l'art. Cela revient à isoler l'art de toutes les autres activités, ce qui constitue la curieuse et pourtant familière situation de l'art occidental moderne.

    Si l'on revient à la floraison de l'art de la Renaissance, cette caption de l'art dans l'objet, et de l'objet dans le marché, n'apparaît plus comme une évidence, mais comme un processus. C'est ce processus même qu'ont remis en cause les avant-gardes du début du vingtième siècle, notamment à l'occasion de la révolution bolchevique, puis avec le Bauhaus de la République de Weimar.



  11. C'est dans un tel contexte qu'est apparu le Mouvement Surréaliste à partir du groupe Dada parisien.

    Le Mouvement Surréalisme est donc tout à la fois, et de façon très ambiguë, un mouvement artistique qui tient sa place dans le marché international de l'art, et un mouvement pour une révolution de l'esprit au moins aussi radicale que la révolution galiléenne. Il est ainsi, de façon aussi ambiguë, le symptôme de l'échec de la révolution européenne de 1917 et de son choix final de la nation plutôt que de la classe.



  12. Au regard de ce qui précède, il serait pertinent de détacher du passé les ismes que je viens d'évoquer ainsi que quelques autres. Comment ? En les aidant à s'en détacher seuls.

    À l'évidence Marx n'utilisait pas ce vocabulaire en des sens si étroits. Il ne l'utilisait pas davantage dans le sens tout aussi étroit de l'informatique : programme numérique, système d'exploitation (operating system). Y aurait-il pour autant un plus grand rapport entre ces derniers et le sens que leur donnait Marx ? Non seulement j'en vois un, je soupçonne aussi une filiation.



  13. Karl Marx n'a jamais été un déterministe laplacien croyant qu'une connaissance des causes donnait celle des conséquences avec certitude. Aussi ne s'est-il jamais laissé aller à des prédictions, tout au plus à des suppositions ou des espérances, généralement à courts termes, presque toujours déçues avant sa mort et sans incidences sérieuses sur ses théories.

    Il est aussi vain devant un ordinateur d'attendre qu'il nous dise ce qu'on doit faire, que d'attendre qu'il nous obéisse si l'on ne sait pas le commander. Nous ressentons pourtant bien souvent devant lui tour à tour ces impressions contradictoires : l'impression d'être contraint à des comportements qu'il nous impose, ou celle qu'il devance même nos commandements. On peut pourtant aisément se convaincre qu'un programme, un système, un langage, sont tout aussi incapables de nous contraindre que de nous comprendre. Tout au plus, dans le premier cas, le programmeur aura écrit une application peu paramétrable, et dans le second, très intuitive. Le programmeur peut être aussi bien soi-même.



  14. Ces remarques frappées au coin du bon sens peuvent s'étendre d'un dispositif informatique à tout dispositif humain. Nous sommes dans tous les cas dans un double rapport : un rapport à la nature et un rapport à l'autre. C'est à dire un rapport à ce qui n'est pas humain, propriétés de la matière, mécanique, thermique, électrique, chimique... et un rapport social, les deux médiés par des systèmes symboliques, des modèles, des mesures. (C'est d'ailleurs sur ce moyen terme que Marx est le plus faible et demeure un homme du dix-neuvième siècle.)

    On peut en déduire que les rapports à l'autre (rapports sociaux, superstructures) sont fondés sur les rapports à la nature (maîtrise des propriétés matérielles, technique). Pour aller vite, c'est sur cette évidence qu'est fondée le principe de la lutte des classes qui pose que la classe ouvrière, celle du travail et donc des rapports de l'homme à la nature, est celle qui est porteuse de la connaissance et du progrès. Elle est d'abord la classe bourgeoise, contre les castes sacerdotales et guerrières de l'empire féodal chrétien, puis le prolétariat avec le procès d'industrialisation.



  15. J'ai dit que le mouvement ouvrier était travaillé par une double contradiction : doctrinaire entre communisme et individualisme et tactique entre syndicalisme révolutionnaire et anarcho-syndicalisme. La première reposerait-elle sur la seconde selon ce qui précède ? Ce n'est pas si simple.

    Comprenons d'abord les principes communistes et individualistes du point de vue des rapports de l'homme à la nature, et non plus des rapports entre hommes. Il est évident que la meilleure raison que les hommes ont de s'associer est qu'ils deviennent plus puissants ensemble. Ce que cent hommes peuvent faire en quelques minutes, un seul en sera incapable en cent fois plus de minutes. Proudhon prenait à ce propos l'exemple du renversement de la colonne Vendôme. Ce qui est évident pour la seule addition de forces mécaniques, l'est bien davantage avec des dispositifs plus complexes, et combien plus encore avec les connaissances.

    Un tel communisme est-il contradictoire avec l'individualisme ? L'autonomie des individus n'est pas une condition nécessaire tant qu'il s'agit de tirer sur les cordes. Plus le dispositif devient complexe, plus la responsabilité et l'autonomie de chacun deviennent déterminante. Lorsqu'il est question de partage des connaissances, la mise en commun et l'acquisition individuelle sont si peu contradictoires, qu'elles deviennent même conditions sine qua non l'une pour l'autre.



  16. Karl Marx est mort avant de terminer son oeuvre maîtresse : Le Capital. Celui-ci se dissipe plus qu'il ne s'achève sur la baisse tendancielle du taux de profit. Pour résumer à l'extrême, plus le capital se solidifie dans des installations fixes, plus le travail des ouvriers vivants y tient une part mineure, et plus le taux de profit baisse. L'ouvrage s'achevant sur cette perspective peu claire, on a pu y voir une conclusion : une crise mortelle guettait donc le système. D'une part, Marx n'a jamais dit cela, et surtout, une telle conclusion serait contradictoire avec ce qui la précède.

    Une telle conclusion supposerait qu'un système (capitaliste) serait remplacé par un autre (communiste). Or le communisme n'a jamais été présenté par Marx comme un quelconque système, mais comme un mouvement réel en prise avec un seul et unique système. Ce mouvement, son action, programme (littéralement) ce seul et même système, commun par essence aux travailleurs et aux exploiteurs, dans le sens de la "socialisation" des moyens de production.

    Marx étant mort avant, nul ne peut dire comment il aurait achevé le Capital, ni même s'il y serait parvenu. On peut pourtant s'en faire une idée à travers le précédent ouvrage, les Grundrisse. Même si ce dernier est resté à l'état de brouillon, Marx y décrit un tout autre processus qui accompagne la baisse du taux de profit du capital industriel. Il montre que la connaissance technique intervient toujours plus comme force de travail au détriment de la simple force mécanique de l'homme.



  17. En résumé, le capital qui s'est d'abord accumulé par la propriété foncière (monde féodal), s'est ensuite investi dans la propriété commerciale (républiques bourgeoises), puis dans l'industrie des états-nations, tend vers un capital technologique fondé sur la possession de brevets et la gestion de leur propriété. Je fais là une lecture rétroactive qui n'apparaît pas avec une telle clarté dans les Grundrisse -- l'ouvrage date des années 1860.

    La maîtrise du savoir, notamment technique, par ceux qui le produisent et l'exercent est le noyau de la pensée communiste et syndicaliste de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième. Il est aussi le ciment d'une unité de la classe ouvrière, du manoeuvre analphabète au savant.



  18. C'est aussi la clé pour comprendre en quoi le rapport de classe est moins sociologique que structurel. Il dépend essentiellement des rôles joués dans les rapports de production réels, plutôt que de l'appartenance à des couches sociales déterminées par leurs rapports juridiques, leur niveau de vie ou même leur idéologie.

    Le mouvement ouvrier comptait aussi des chefs d'industrie, souvent venus de la base, misant sur la modernisation technique et la qualification des travailleurs, et y consacrant leurs moyens. Bon nombre des plus exploités restaient aussi bien domestiqués par les oeuvres caritatives des possédants et de l'église, et plus d'un qui pleurait sur leur sort jugeait aussi dangereux qu'incongru l'idée qu'ils veuilllent seulement lire et écrire.


  19. La différence entre un individualisme communiste et un individualisme bourgeois, ou citoyen (Burger), est considérable. Le statut de citoyen est celui, en quelque sorte, de " copropriétaire" du bien public (république ; res publica). Dans ce rapport, l'intérêt collectif (bien public) est en opposition à l'intérêt individuel (propriété privée). La liberté de chacun s'arrête où commence celle des autres.

    C'est la fonction de la politique et du droit de gérer cette contradiction. Ils se fondent sur la libre négociation et l'acceptation de règles communes (un contrat social), justifiées par le libre renoncement de chacun à une part de sa liberté.

    L'individualisme communiste ne connaît pas de telles contradictions ni n'admet un tel renoncement. Si nous voulons accomplir une tâche qui exige une coopération, ou nous nous associons librement selon notre désir, ou nous y renonçons. Rien d'autre ne saurait forcer l'adhésion que la volonté, à la fois individuelle et collective, du succès. La liberté de chacun s'étend avec celle des autres.

    Il y a bien sûr toujours de la contrainte, mais elle ne vient plus des autres. Ces contraintes sont de deux sortes : celles de la nature et celles des systèmes cognitifs humains.



  20. Les premières lois que rencontre tout homme sont celles de la nature. Par exemple, pour parvenir à nous tenir droit, nous devons apprendre à nous arranger avec les lois de la gravité. Ces lois ont une singulière différence avec les lois humaines. Nous n'avons pas besoin de les apprendre pour nous y soumettre ; nous les apprenons, au contraire, pour nous les soumettre. Ces lois nous servent à transformer les contraintes en appuis.



  21. Un autre ensemble de lois est constitué par celles de nos outils cognitifs : règles des langues naturelles, lois de mathématiques, etc.

    Si l'on parcourt des manuels de grammaire ou de mathématiques, on remarquera un air de famille avec les manuels de droit. Construction et syntaxe sont très proches. Leur grande différence est que les premiers ne stipulent jamais de peine en cas d'infraction.

    Rien ne force non plus d'opter pour un jeu de règles plutôt qu'un autre. J'écris en ce moment en français, mais personne ne m'interdirait d'utiliser l'anglais si j'en suis capable. Aucune loi ne me contraint non plus de choisir les lois de la géométrie riemannienne plutôt qu'euclidienne.

    Quand on a choisi, on doit se tenir à son choix, mais, là encore, aucune sanction n'est prévue si je me trompe. Ou plutôt, la seule sanction est la perte de consistance et d'efficacité. Et encore, ce n'est pas certain. Parfois l'infraction peut se révéler consistante et fertile. La faute de grammaire rend la plus part du temps la phrase confuse et la pensée hasardeuse. Dans certains cas, délibérés ou non, elle modifie le sens de façon intéressante. Dans ces cas, le non-respect est plus une façon de détourner la règle pour la faire fonctionner autrement, qu'une réelle infraction : "Je est un autre", et non pas "je suis un autre ", comme le suggérerait un programme de correction grammaticale.



  22. En somme, ce serait un fondement plus ou moins bien perçu de l'anarchisme que de voir dans ces jeux de lois naturelles et cognitives les fondements tout prêt d'un "contrat social" qui n'exige aucun renoncement à la liberté individuelle ni ne la met en contradiction avec celle des autres.

    Ce n'est qu'un fondement qui risque de ne pas régler tous les conflits que ne manque pas de provoquer les vies en groupe, mais pas moins qu'un contrat social. Substituer à ce dernier le principe d'un "contrat naturel", pour reprendre les mots de Michel Serres, pourrait bien être l'idée forte d'une modernité en panne



  23. Ce serait une erreur de voir entre ces deux principes une opposition trop rigide. Ils sont tous deux fondés sur la science moderne, apparue au dix-septième siècle, avec une généralisation de la méthode expérimentale et de la modélisation mathématique.

    Ceux qui ont énoncé cette idée de contrat passé entre les hommes pour policer leur vie commune, sont tous de grands penseurs de la science moderne : Hobbes, Spinoza, Locke, Leibniz... Il est à noter que si leurs traités politiques, sur la tolérance ou la citoyenneté, les ont rendu célèbres plus que le reste de leurs oeuvres, ils n'en constituaient qu'une part marginale et, pour tout dire, mineure.



  24. En somme, la science moderne faisait des mathématiques son fondement. Tôt ou tard, elle devait bien rencontrer cette question : La mathématique est-elle une science, et si oui, est-elle une science moderne (comme les autres), c'est à dire fondée sur l'expérience et la modélisation mathématique ? Cette question est troublante. Elle a commencé à prendre un sens au dix-neuvième siècle, et elle a un corollaire : Les lois des mathématiques, les lois de la logique (raison), les lois de la pensée, sont-elles les mêmes ?

    Pendant toute l'époque antérieure, la réponse évidente aurait été "oui", et la question n'aurait donc pas eu beaucoup de sens. Elle a commencé à en avoir avec Boole, Pierce, et les pragmatiques. Elle est devenue très concrète et pressante avec Gödel et Wittgenstein.



  25. La philosophie de Karl Marx a une faiblesse inhérente : un point aveugle entre les infrastructures et les superstructures, entre les rapports homme-nature et les rapports humains ; elle ignore tous les systèmes cognitifs, le signe en tant que tel. Ou plutôt, le marxisme ne connaît qu'un seul système symbolique qui occulte tous les autres : celui de la valeur marchande qu'il s'agit de démasquer comme idéologie économiste, mais qui, en attendant, masque les autres. Le pragmatisme occupe justement ce point aveugle qui échappe au marxisme.



  26. On a parfois dit que le pragmatisme de Charles S. Pierce faisait un retour à la philosophie d'Aristote, notamment à l'aristotélisme scolastique, un retour au pré-cartésianisme. Le fait est que Pierce a étudié de près la philosophie médiévale, mais de là à en faire un anti-cartésien, il y a loin. Disons que la table rase galiléenne et cartésienne avait jeté le bébé avec l'eau du bain. Ce qu'avait oublié la révolution scientifique, c'est l'instance du signe, c'est à dire le processus même de la pensée.

    On a pensé l'expérience, on a réfléchi sur elle, on l'a calculée. Comment, de là, concevoir la pensée, la réflexion, le calcul, comme des expériences ? En disant que "penser est manipuler des signes" (Pierce). Cela suppose quelque peu qu'on élucide le rapport du signe au réel, ou encore au "vrai", et donc la signification de "vrai".

    Il est à noter que ces questions qui peuvent paraître vertigineuses au premier abord ne cessent d'avancer depuis bientôt deux siècles sues des application techniques très concrètes, de Boole à Von Neumann, de la première machine à équations de Babache à l'ordinateur moderne.



  27. D'abord une contradiction latente est devenue manifeste : celle entre logique et psychologie. Une science du fonctionnement de la pensée, cela peut s'entendre de deux façons : soit comprendre comment nous pensons "naturellement", énoncer en quelque sorte "les lois naturelles de la pensée", faire de la cognition une part des "sciences naturelles", soit, au contraire, énoncer les lois selon lesquelles on doit penser.

    On remarquera que nous retrouvons ici deux acceptions du mot "loi" que nous avons déjà rencontrées.


  28. Pour les modernes, il n'y a pas de profonde différence entre penser, raisonner et compter. Il s'agit, pour ainsi dire, dans tous les cas d'exercer la raison. La raison est en quelque sorte la loi de la pensée. Il se trouve que la nature aussi obéit aux lois de la raison.

    Qu'est-ce qui peut bien faire que la nature obéisse aux lois de la raison, lois qui sont précisément celles avec lesquelles nous pensons ? Descartes s'est sérieusement posé cette question, et il y a répondu avec non moins de sérieux : Parce que le Créateur a donné ces lois à sa créature. (C'est en somme dans la mesure où nous participons de la nature divine que nous sommes doués de raison et donc capable de comprendre les lois de la nature.)

    On aurait bien du mal à trouver une autre réponse. Tout ce qu'on trouverait d'autre qu'un Dieu créateur pour remplir le rôle d'une médiation entre nature et raison, ressemblerait de toute façon beaucoup à un Dieu. L'observation montre pourtant qu'on ne comprend pas grand chose à quoi que ce soit avant d'avoir appris des systèmes de signes, au moins les lois de la grammaire et du calcul, qui n'ont rien de divin.



  29. Dieu joue un rôle considérable dans la science du dix-septième et du dix-huitième siècles. Deux raisons au moins peuvent nous gêner pour nous en rendre compte. La première est la complète disparition de Dieu dans l'explication scientifique dans la première partie du dix-neuvième siècle, qui nous entraîne à réinterpréter l'évolution antérieure en n'en tenant plus compte. La seconde est que ce "Dieu des philosophes" était devenu totalement distinct du Dieu des églises, et qui fait que la disparition bien antérieure de ce dernier nous cache celle du premier.

    Que signifie donc Dieu sous la plume de Spinoza, Berkeley, Newton ? Il n'est certainement pas une "explication". Si explication il y a, elle est cherchée dans la Nature par l'exercice de la Raison. Dieu garantit l'exercice de la Raison et la fait transcendante aux lois de la nature.

    Dieu a créé le monde, et l'homme participe de l'essence divine. Il est envers Dieu dans une relation filiale. Dans la mesure où il est soumis à Dieu, il est non seulement libéré de la nature, il la domine.

    On peut croire cela au pied de la lettre ou l'entendre comme une métaphore, la science, jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, suppose une obéissance de la nature à la raison, et de là à l'homme s'il obéit à la raison.

    Cette conception a suscité d'ailleurs de violents affrontements au cours de la Révolution Française au sujet du culte de l'Être Suprême, entre ceux qui y reconnaissaient la Raison, et les adeptes de la Nature. Ce conflit que je qualifierais de folklorique recouvrait une profonde révolution scientifique : un divorce entre le concept de raison et celui de nature au terme duquel Dieu disparaît.



  30. Que signifie cette disparition de Dieu, non pas dans la société ou dans l'expérience quotidienne, dont on exagère souvent l'importance... dans la science ? Elle signifie d'abord la disparition de toute finalité, de toute téléologie, voire de tout sens, que ce soit signification ou direction, si ce n'est celui de la plus stricte causalité, d'un rigoureux déterminisme.

    Le déterminisme était un peu jusqu'alors celui d'une horloge. L'horloge fonctionne parce qu'elle a été conçue et construite.

    Le déterminisme (athée) de Laplace ressemble au système qu'imaginerait une dent d'engrenage pour comprendre l'horloge dont elle fait partie. Ceci pose quelques problèmes épistémologiques : Comment l'engrenage peut-il connaître l'horloge et seulement se connaître lui-même ? À quoi cela peut-il lui servir de toute façon ? Ces connaissances seraient-elles aussi le produit du déterminisme ? En quoi pourrait-on dire encore ces connaissances "vraies" ?

    Ici, l'engrenage n'a plus de filiation avec l'horloger. La seule alternative d'une position scientifique est alors d'adopter celle-là-même de l'horloger, ou plutôt de "programmeur ", et non plus celle d'un engrenage qui cherche à comprendre l'horloge.

    Ceci suppose d'étendre la science à celle du signe, du système de signe. Cela suppose de passer de l'exercice de la raison à la programmation d'outils cognitifs.



  31. Quand j'évoque la disparition de Dieu, datable dans les années 1840, je ne pense pas aux croyances des uns et des autres, même du savant, ni à l'importance que perdent ou conservent les institutions et les coutumes religieuses. Je parle spécifiquement de la place de Dieu dans la science.

    Il n'en conserve aucune, que le savant soit croyant ou pas, et qu'il voit ou non dans la loi scientifique la confirmation ou non de sa foi. Il n'en conserve plus, au point qu'on retrouve avec étonnement le rôle qu'il y jouait peu avant, lorsqu'on le recherche.

    Il disparaît au point de ne même pas avoir à céder la place à ce qui pourrait en être une version plus abstraite et plus moderne d'un "ordre du monde", une "Harmonie préétablie ", ou quelque chose de ce genre.

    Même la nouvelle théorie de Darwin, pourtant croyant, perd ce qu'avait encore de téléologique celle de Lamarck. Même si Einstein pense que "Dieu ne joue pas au dés", il ne peut se fonder que sur des lois mathématiques.



  32. La science moderne n'explique plus le monde. Elle n'a plus à le faire. Elle n'est plus une "communion" avec une intelligence qui conduit le monde. L'intelligence est humaine ou n'est pas.

    La science décrit et n'explique plus. Elle décrit ? Elle décrit quoi ? En fait sa nouvelle fonction est de créer, c'est à dire, certes décrire, non pas comment le monde fonctionne seul, mais les conditions et les moyens de l'expérience, et ceux de la construction et de l'usage des outils cognitifs et des modèles mathématiques.

    En somme, comme le Souverain a disparu au profit de la souveraineté populaire, le Créateur s'est aboli dans la créativité humaine.

    Que l'intelligence soit humaine, cela implique aussi qu'elle est tout à la fois collective et individuelle. Elle est collective, car aucun individu ne pourrait y accéder par ses moyens seuls, elle est individuelle, car elle ne saurait être ailleurs que dans les individus qui la possèdent. (Un anglophone et un francophone ne font pas un couple bilingue.)



  33. Ajouter le suffixe isme à un mot est un artifice facile pour parler tout ensemble d'oeuvres écrites et d'événements, de leurs auteurs individuels et collectifs, des actes et de ce qu'il en reste.

    Les mots ont un sens, il est généralement dénoté par leur morphologie. Ils ont aussi des connotations que leur donne le contexte où ils sont employés. On peut donc se demander parfois s'il est heureux de continuer à les employer, ou s'il ne vaut pas mieux en forger d'autres.

    Par exemple, recourant au grec plutôt qu'au latin ; "acratie" pourrait remplacer "anarchie" et fonctionnerait mieux avec la famille "démocratie", "théocratie". Oui, mais il ne fonctionne plus alors avec "hiérarchie" ou "architecture".

    "Interrarchie" serait bien, suggérant des ordres multiples et croisés, non plus déterminés par un seul centre ou un sommet. Tous les composants seraient centre de leur ordre propre, dans l'esprit de la Monadologie de Leibniz ou de la théorie des Rayons d'Al Kindy.

    On peut avoir la ressource d'employer "marxien" plutôt que "marxiste" pour faire explicitement référence à l'oeuvre écrite de l'auteur, mais je crains que l'artifice n'ait déjà été employé en sens inverse.



  34. Plus embarrassant serait le choix d'un autre mot pour Surréalisme, tant il n'est pas aisé de se convaincre qu'il ait été bien choisi. Le surréalisme est d'abord une critique de la raison, de la raison discursive, de la dianoïa. Naturellement, le terme de "surrationnalisme ", rejeté par les surréalistes eux-mêmes, serait pire.

    Le surréalisme serait-il un dépassement du réalisme en art et notamment en littérature ? Le surréalisme serait-il un dépassement du réalisme, ne se souciant plus de représenter la réalité mais d'aller au-delà de la séparation entre représentation et réalité ?

    On pourrait trouver là quelques parentés avec des courants d'idée contemporains sur d'autres domaines : le pragmatisme avec Pierce, James et Poincaré, l'empirio-criticisme de Mach et, plus tard, avec la sémantique générale et le non-aristotélisme de Korsybski et l'empirisme logique de Wittgenstein.



  35. Pour autant, ces proximités n'ont pas été affirmées d'un côté ou de l'autre, à quelques exception, William James, amplement cité dans Le Message automatique, ou Georges Sorel se référant au pragmatisme. Les proximités me paraissent pourtant évidentes. Qu'elles ne se soient pas actualisées est le signe des échecs du vingtième siècle.

    Je vois une cohérence se dessiner aujourd'hui, loupée jusqu'ici, mais virtuellement puissante. C'est à partir d'elle qu'on devrait revenir sur les mots, leur histoire et celles qu'ils recouvrent.



  36. Le concept de raison se fondait sur un déterminisme unidirectionnel. Il supposait que la multiplication des causes limitait celle des effets, réduisant leur succession à une chaîne linéaire. C'est exactement le modèle des dispositifs construits par l'homme, faits pour produire un travail spécifique et pour éviter les accidents, comme l'horloge justement. De tels dispositifs sont assez rares dans la nature, et la nature tout entière, à plus forte raison, n'en est pas un.

    Le déterminisme laplacien considérait que la capacité de prédire était seulement limitée par celle de connaître les causes. Un démon qui les connaîtrait, le fameux démon de Laplace, prédirait l'avenir.

    Si les causes, en se croisant, au lieu de limiter les effets les démultipliaient, alors même un tel démon ne pourrait rien prédire. Ce n'est plus alors l'insurmontable impossibilité de connaître toutes les causes, ni même une trop grande complexité de traitement des données qui limite la connaissance des conséquences, c'est que les faits ne sont plus proprement déterminés, ni non plus indéterminés.



  37. Le monde est littéralement imprédictible. Qu'est-ce que cela veut dire ? Et surtout, qu'est-ce que ça change ?

    Cela change notamment le sens de la vérification expérimentale. L'expérience, disons, vérifiait que le monde obéissait bien aux lois de la raison. Or, comme de cela on en était déjà convaincu, on vérifiait seulement que le raisonnement était juste, vrai, qu'il s'accordait bien avec les faits.

    Quel sens nouveau a pris alors l'expérience dans le pragmatisme, l'empiriocriticisme ou l'empirisme logique, soit dans un nouvel empirisme radical ? L'expérience est devenue celle d'une consistance générative de puissance et de fertilité.



  38. Il en résulte une révolution complète de la pensée, que l'on ne peut mieux comprendre qu'en se référant au vieil adage marqué de l'esprit des Lumières : Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. Comment concevoir clairement sans énoncer, sans utiliser aussi peu que ce soit un système de signes, un langage ou tout ce qui peut fonctionner comme un langage ?

    Ce qui s'énonce bien se conçoit clairement
    . Oui, mais pas avant, voilà le principe nouveau. Et l'on n'a aucune base sur laquelle la raison s'établirait, si ce n'est la consistance du système de signes.



  39. La pensée contractuelle et constitutionnelle bourgeoise (citoyenne, Burger) perd ici son fondement. Comment considérer que chaque citoyen, éclairé naturellement par les lumières de la raison, ne pourrait parvenir à travers le débat collectif qu'à la vérité et à la justice ? Foutaise ! Même ses défenseurs n'y croient plus et ne voient dans la démocratie qu'un rituel pour légitimer la décision des experts. Sinon, ils crient, non sans raison peut-être, au populisme.

    Pour autant, le principe démocratique n'en est pas invalidé, mais régénéré par une inversion de son sens, comme l'a imaginé Dewey. La démocratie devient alors non pas un principe, ni une simple légitimation, mais la forme politique de l'empirisme, un processus de modification (programmation) expérimental et ouvert des rapports humains.



  40. Le concept de programmation et celui d'automatisme se complètent et s'éclairent. La programmation ne peut plus être la production sans surprise d'une série d'effets à partir d'un jeu de commandes. D'un autre côté, l'automatisme (au sens surréaliste) ne peut pas être non plus l'expression d'une pensée caché ou inconsciente mais existant déjà.

    C'est sur ce point qu'achoppèrent sur le freudisme Breton, dans L'Amour Fou, et Wittgenstein ; le premier implicitement, le second explicitement. La pensée inconsciente attendrait-elle, toute faite, qu'on la libère, comme le pinceau de l'archéologue dégage le vestige de la terre ? Ou au contraire surgirait-elle comme du pinceau d'un artiste ?

    Pour répondre par l'affirmative à la seconde hypothèse, on doit d'abord comprendre qu'il s'agit d'un processus où se confondent voyance et automatisme aveugle. Il n'y a là rien de plus surnaturel que dans l'opération mathématique où, si l'on connaissait par avance le résultat, on n'aurait pas besoin de l'écrire.

    Une inférence mathématique peut difficilement être qualifiée d'expression de l'inconscient, quoique, en un sens, elle en soit une.



2005-12-23
J-P. Depetris
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